Souvenir du lycée Clemenceau, Nantes.
Je suis entré au lycée Clemenceau en septembre 1966, à tout juste 15 ans. J’étais un enfant timide et triste. Deux passions me tenaient la tête hors de l’eau. Le football, d’abord. Logique pour un petit Nantais de l’époque. Le FCN dominait le championnat de France. Les prestations des Gondet, Blanchet, Suaudeau, Budzynski et autres Le Chenadec enflammaient le stade Marcel-Saupin et m’enchantaient, au sens fort de ce mot. Je voyais ma vie future en jaune canari. Je serais footballeur, ou rien.
Mon autre passion était l’écriture. Passion aussi profonde, mais moins attendue : je n’en parlais donc à personne, de peur qu’on ne se moque de moi. J’avais déjà troussé de jolis poèmes pour les anniversaires de maman, confectionné des rédactions qui avaient plu à mes professeurs de collège. Ces petits succès m’avaient encouragé. La vie des auteurs me passionnait. Alexandre Dumas. Jules Verne. Rimbaud. Robert Louis Stevenson. Tant d’autres. Ils n’avaient pas d’images Panini mais ils étaient mes stars, eux aussi. Je m’étais donc fait à l’idée de devenir un écrivain. Un écrivain footballeur ou un footballeur écrivain, là était la question.
Ce fut un choc pour moi lorsque j’appris, à l’entrée en Seconde, que mon professeur de français était lui-même écrivain. Quoi ? L’homme en costume gris qui se tenait sur l’estrade, à quelques mètres de moi, était un vrai écrivain ? Un écrivain vivant ? Et je pourrais le garder pour moi une année entière ? J’étais sidéré. L’homme s’appelait Hyacinthe Mauduit. Il était publié chez Gallimard. Quelques années auparavant, il avait reçu le Grand Prix des Écrivains de l’Ouest. On racontait qu’il avait été prisonnier en Allemagne durant la Deuxième Guerre mondiale. En tout cas, il aimait à nous répéter cette jolie phrase, qui était peut-être de lui : « Au sortir d’un camp de prisonniers, l’allemand parlé par une jeune fille est la plus belle langue du monde ». En l’espace de quelques cours, cet homme en gris a expulsé de mon Panthéon personnel les hommes en jaune et vert du stade Marcel-Saupin.
Mauduit chérissait Montaigne et Alain par-dessus tout. Je pense qu’il aurait aimé enseigner la philosophie. Éclectique, il estimait aussi beaucoup Ronsard et Rabelais, le Flaubert de Madame Bovary, Simenon, Hervé Bazin, et même, « malgré la pauvreté de ses textes » précisait-il, Édith Piaf. Il nous invitait à écrire sobrement, nous offrant en modèle le début de « L’Étranger » : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » Soucieux de notre avenir, il nous encourageait à étudier. C’est pourquoi il nous citait Villon : « Hé ! Dieu, si j’eusse étudié / Au temps de ma jeunesse folle / Et à bonnes mœurs dédié, / J’eusse maison et couche molle » ; ou bien, de façon plus prosaïque : « Les 200 francs qui manquent dans les familles à la fin du mois, eh bien ils sont là-dedans, jeunes gens ! » Et il tapotait la couverture jaune de notre manuel scolaire, un Gendrot et Eustache copyright 1952, que j’ai conservé comme une relique et que je feuillette encore aujourd’hui.
Mon maître m’a causé deux chagrins.
Un jour, moi qui d’ordinaire buvais ses paroles, j’ai relâché mon attention, j’ai baissé la garde et j’ai bavardé. Sacrilège ! La phrase de Montesquieu à propos d’Alexandre me revient à l’instant : « Il était terrible dans sa colère ; elle le rendait cruel. » Mauduit a surpris ma faute. Ses reproches ont plu sur moi. Sous peine de renvoi et de comparution dans le bureau du Censeur, il m’a sommé de répéter à haute voix ce que j’avais murmuré à mon voisin. Dans un silence de mort, j’ai inventé une phrase quelconque et plausible pour sauver ma peau. Le tigre s’est calmé. Je ne résiste pas au plaisir de citer ici mon ami Patrick Hervé : « D’humeur inégale, (Hyacinthe Mauduit) s’emportait souvent et sans toujours une raison apparente. Il se mettait alors les pieds au bord de l’estrade, en équilibre comme sur un plongeoir, se posait une main sur le ventre, l’autre sur les reins, il prenait une grande aspiration et, d’un geste circulaire, remontait son pantalon en respirant profondément. Alors il reprenait son cours comme si de rien n’était. »
C’est ainsi que le cours a repris, effectivement. Mais le mal était fait. Jupiter venait de me foudroyer comme si j’avais été le plus commun des mortels, alors que j’étais son plus fervent adorateur. Quand la cloche a sonné, je suis parti humilié, la mort dans l’âme, amer comme un fan qui découvre qu’il ne représente rien pour son idole. L’année de Seconde s’est terminée et, à aucun moment, le maître n’aura su que je le vénérais, que je désirais suivre ses traces, et qu’il m’avait fait du mal.
En 1990, c’est-à-dire près d’un quart de siècle plus tard, mon troisième roman a paru. Je n’avais pas osé prendre contact avec Mauduit à la sortie des deux premiers. C’étaient des œuvres de science-fiction (donc de la paralittérature !), éditées au format poche : je craignais, assez sottement, le dédain du maître. En revanche, le troisième, un roman de littérature générale, m’a semblé plus noble. Et Flammarion, cela sonnait presque aussi bien que Gallimard, non ? J’ai décidé de téléphoner à Mauduit. Il ne se souviendrait évidemment pas de moi. Peu importait. J’avais des souvenirs pour deux.
J’ai trouvé le numéro dans l’annuaire et je l’ai composé. Le cœur me battait. Lorsqu’on a décroché, une voix de femme s’est fait entendre. Une voix douce et fatiguée. Ce qui m’a frappé, surtout, c’est le silence que je devinais dans la pièce derrière cette voix. Moi qui vivais à l’époque dans une maison joyeuse, peuplée par les rires et les cris de mes filles de dix et quatre ans, ce silence m’a troublé. Je me suis présenté, j’ai dit l’objet de mon appel. Madame Mauduit m’a répondu que son mari était mort la semaine précédente.
Montpellier, le 10 janvier 2014,
Robert Belfiore